Interview Robert Sheldon, propriétaire-gestionnaire de la Pépinière Latour-Marliac (Le Temple-sur-Lot / « 47 »), lauréat du 1er Prix du Jardin Patrimonial (APJA / Fondation du Patrimoine)
APJA
Robert Sheldon, la pépinière Latour-Marliac et vous, c’est une belle histoire. Pouvez-vous nous la raconter ?
Robert Sheldon
Une vieille histoire, en fait. Petit garçon du New Hampshire (USA), j’étais déjà amateur de nénuphars à l’âge de treize ans.
APJA
Comment vous était venue cette passion ?
Robert Sheldon
Par mes grenouilles ! J’avais entrepris de creuser un bassin dans le jardin de mes parents pour les y accueillir. Il fallait bien leur offrir des plantes. Je suis entré pour elles dans le monde des nénuphars, lotus et autres nymphéas et n’en suis jamais sorti !
Les années passent et en 2003 j’arrive à Paris pour y passer une thèse de doctorat à Sciences-Po.
Je trouve vite l’occasion de visiter la pépinière de nénuphars de Latour-Marliac au Temple-sur-Lot, que je venais juste de découvrir sur le web, celle-là même dont le fondateur Joseph Bory Latour-Marliac a réalisé les premiers nénuphars hybrides colorés rustiques, que le monde entier allait admirer sur les plus de 200 tableaux de nymphéas de Claude Monet. Je comprends alors pourquoi dans mon pays natal beaucoup de variétés portaient des noms français imprononçables : « Gloire du Temple-sur-Lot » ou encore : « Souvenir de Jules Jacquier ».
La visite de cet endroit devenu très discret me rappelle un rêve ancien : en écartant un rideau de branches je découvrais un endroit caché avec des personnes travaillant au-dessous, dans un grand bassin de nénuphars situé dans un creux, un peu comme le lac à Latour-Marliac. Une prémonition ?
APJA
Comment êtes-vous devenu propriétaire de la pépinière ?
Robert Sheldon
Propriétaire est-ce le bon mot ? Vous savez, un endroit aussi important, voué au temps et donc à la durée, je pense qu’on en est plus le gardien que le propriétaire. Mais voici la suite.
Quelques années plus tard, en 2006, enseignant en marketing à Paris I, je propose à mes élèves de réaliser leur projet de fin d’études sur le cas « Pépinière Latour-Marliac ». J’essaie d’appeler la pépinière pour demander des catalogues, mais leur téléphone est coupé. Contacté, le maire, m’explique que la pépinière ne va pas bien et que les propriétaires cherchent un repreneur. Malgré mes faibles moyens financiers, je multiplie les contacts et élabore une proposition de reprise auprès du liquidateur, sans grand espoir « pour n’avoir aucun regret ». Et voilà que je me retrouve détenteur à 30 ans d’une pépinière plus que centenaire. Mon offre financière n’était pas la plus élevée, mais j’étais le seul à proposer de poursuivre et développer l’activité de production de nénuphars, mes concurrents pensant surtout au tourisme. Les descendants et anciens propriétaires étaient très attachés à la préservation de la raison d’être de l’entreprise : production et commercialisation des 250 variétés de nénuphars, sans compter les autres plantes aquatiques, les lotus, les bambous…
A l’époque, la pépinière - créée en 1875 - et ses quatre-vingts bassins, ont bien besoin de bras énergiques pour la remettre en état !
Je change totalement de vie et m’y emploie sept jours sur sept pendant cinq ans, soutenu par les prêts d’une banque régionale, sous l’œil bienveillant des acteurs locaux. Mon frère vient aussi m’aider. Vous n’imaginez pas le temps qu’il faut pour curer des bassins emboués…
APJA
Quels sont les résultats de ces énormes efforts ?
Robert Sheldon
Aujourd’hui, je peux m’appuyer sur une équipe formidable et nous avons pu multiplier par 4 la taille de l’entreprise. Le site offre également des circuits de promenade pour les particuliers, à travers trois hectares de bassins et de jardins paysagés qui comprennent un lac avec un pont japonais, le ruisseau de l’Aze et quatorze sources thermales – l’eau coule partout ici ! J’ai créé un restaurant en 2008 au milieu des nénuphars qui a connu beaucoup de succès. Aujourd’hui, nous sommes le troisième site historico-touristique le plus visité dans le Lot-et-Garonne.
Côté notoriété, Latour-Marliac est labellisé « Jardin Remarquable » et abrite la Collection nationale de nymphéas « CCVS ». Nous sommes désormais protégés au titre des Monuments Historiques et la pépinière devrait être labellisée « Monument Historique » d’ici deux ou trois ans.
APJA
Combien avez-vous fait de créations depuis la reprise et pouvez-vous nous citer celle qui vous a apporté le plus de joie ?
Robert Sheldon
Nous ne faisons pas d’hybrides actuellement, c’est un processus minutieux qui prend des années, mais pourquoi pas dans l’avenir. Notre but est surtout d’obtenir les nouvelles variétés créées par les hybrideurs du monde entier, et de les mettre en production afin de les proposer à notre clientèle. J’ose dire que Latour-Marliac est un peu comme Apple dans ce sens-là – notre rôle n’est pas forcément d’inventer, mais de commercialiser, ce qui est la définition de l’’innovation.
APJA
Un petit mot de votre clientèle et de vos modes de commercialisation ?
Robert Sheldon
Notre clientèle pour les nénuphars consiste en des personnes qui sont d’abord propriétaires, parce qu’il faut d’abord avoir un bassin de jardin chez soi pour avoir des nénuphars. Si vous avez un bassin chez vous, ça veut dire que vous êtes un passionné de la nature et de la biodiversité. Le jardinier aquatique prend plaisir en créant son propre écosystème, avec les plantes commandées chez nous, mais surtout en voyant toute la faune qui arrive toute seule pour peupler l’écosystème, parmi eux des grenouilles et tritons, des libellules, et bien plus encore.
Le nénuphar est très bien adapté à la vente par correspondance, parce qu’il pousse à partir d’un rhizome, comme une iris. Nos nénuphars sont expédiés en racines nues, ce qui veut dire avec son rhizome, tiges, feuilles et boutons intacts, emballé dans un papier humide. Si le nénuphar est implanté rapidement chez le client il va continuer à pousser comme si rien ne s’était passé. Les autres plantes aquatiques sont envoyées soit en racines nues, soit en godet, selon le choix du client.
APJA
Et l’avenir ?
Robert Sheldon Il y a plusieurs projets pour l’avenir. En 2021 nous avons signé un accord avec Christian Dior pour devenir leur fournisseur exclusif de « Nymphaea alba », un nénuphar qu’ils utilisent comme ingrédient actif dans une nouveau gamme de démaquillants qui s’appelle « Au nymphéa purifiant ». Nous sommes aussi devenus en ce moment le neuvième ‘Jardin Dior’. Je veux continuer à développer ce partenariat bien sûr, mais aussi développer d’autres partenariats avec des clients industriels.
Côté tourisme, depuis 2017 je travaille avec Thierry Huau, un architecte-paysagiste de grande renommée, pour conserver et mettre en valeur le patrimoine lié à Latour-Marliac, plus loin dans le village, et surtout pour faire du Temple-sur-Lot une destination rurale à l’échelle internationale, axé sur Latour-Marliac et son lien direct avec Claude Monet et l’Impressionnisme. Pour assurer la pérennité de cette entreprise et de son patrimoine, il nous faut plus de visiteurs : ce n’est pas plus compliqué que ça.
Plus concrètement, le site a encore besoin de travaux conséquents, en particulier pour la remise en état des bassins historiques, qui sont fragilisés du fait de leur ancienneté : plus de 150 ans !
Dans ce contexte, il est particulièrement important pour moi de recevoir ce « Prix du Jardin patrimonial » pour sa première édition et j’en remercie vivement ses créateurs, la Fondation du Patrimoine et l’Association des Parcs et Jardins d’Aquitaine.
Je dois m’attaquer aussi à un nouveau défi, le même qui, régulièrement, s’invite dans notre actualité française : lutter contre l’artificialisation des terres et l’urbanisation rampante qui risquent à terme de mettre à mal la pépinière. En s’opposant à un développement éventuel, j’espère avoir le soutien du village, qui compte 1000 habitants, pour lequel Latour-Marliac n’est pas juste un moteur économique, mais aussi un élément historique qui fait partie de l’identité de la commune et de ses habitants. Il faut absolument protéger ce patrimoine pour eux, ainsi que pour tous les Français.
APJA
Un dernier mot, dans le langage des fleurs, il paraît que le nénuphar est symbole d’indifférence et de froideur.
Votre passion nous prouve le contraire comme celle, certainement, de vos équipes, des admirateurs et des visiteurs de Latour-Marliac.
Propos recueillis par Sabine Vain (APJA « 64 »)
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